Antoine-et-caetera
Carnets d'écriture
Une bulle dans la nuit
Tout semblait sous contrôle mais l’angoisse était là, attisée par l’inconnu qui n’arrivait pas. Ce hasard qui peut tout faire et tout détruire.
Depuis toujours, il bouillonnait de l’intérieur. De ces cris contenus, de cette folie assagie. Il espérait trouver ailleurs ce qui lui manquait ici. Ses efforts paieraient un jour, il en était certain.
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Son curriculum vitae était parfait. Scolarité sans problème, diplômé d’une grande école et embauché dans une grande compagnie. Il avait un plan de carrière et comptait bien s’y tenir. Progresser, monter en grade, prendre des responsabilités.
Son appartement était loué meublé et il ne l’avait pas décoré. Un lit, une table et une chaise. Dans sa penderie, une série de costumes identiques et sa valise. Dans la cuisine, il n’utilisait que la cafetière et le frigo pour ses yaourts brassés nature qu’il mangeait le soir en calculant son avenir. Rien de superflu, le pragmatisme absolu. Et pour rester connecté, il avait bien évidemment un ordinateur portable et un téléphone mobile.
Il s’était construit une vie sans attache. Ni poisson rouge, ni plante verte. Le strict minimum pour ne pas s’encombrer. Ne surtout pas perdre de temps. Tout devait tenir dans sa valise. Disponible et réactif. Être l’homme des situations. Être prêt à saisir les opportunités. Il voulait pouvoir répondre « oui » à n’importe quelle proposition de poste, pourvu qu’il soit plus haut dans la hiérarchie que le précédent. Il aimait le challenge, la compétition. Et les résultats chiffrés.
Il imaginait souvent ce moment où il pourrait répondre sans hésiter. Du tac au tac. Pour partir du jour au lendemain et prendre ses concurrents de vitesse. Il n’aurait qu’à plier bagage et attraper le premier vol. Prêt à relever le défi. Son mail de départ était déjà écrit, un texte concis et poli.
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Quand on l’appela pour le poste tant convoité, il était 7h et il prenait son café. C’était urgent et il fallait qu’il se rende dans une filiale à l’étranger. Sa compagnie avait besoin d’un guerrier, un combattant prêt à beaucoup travailler. C’était l’opportunité qu’il attendait.
Son avion décollait trois heures plus tard, il tenait son moment. Il allait enfin être récompensé de ses sacrifices, atteindre l’objectif qu’il s’était fixé. Il commanda donc le taxi qui le mènerait vers son destin et boucla sa valise en quelques minutes. Quand il ferma la porte derrière lui, l’appartement était vide comme s’il n’avait jamais habité là.
Une berline noire se gara devant l’immeuble et il descendit sans même se retourner. Il ouvrit la porte arrière droite et s’engouffra dans le taxi. Tout juste assis, il indiqua l’aéroport d’Orly tout en lisant les courriels que sa compagnie lui envoyait en continu.
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La voix qui lui répondit le troubla. Elle était douce mais déterminée. Il leva les yeux et vit une nuque délicate, laissée apparente par des cheveux dorés négligemment relevés. Elle avait une silhouette qui paraissait fragile mais sa conduite sportive trancha l’impression. Toute son attention était désormais fixée sur celle qui le transportait à travers la jungle urbaine de la mégalopole endormie. Hypnotisé, il avait abandonné son téléphone, oublié sa destination.
D’un geste lent, elle alluma l’autoradio. Dans le silence de l’habitacle insonorisé s’éleva une délicate mélodie jouée à la guitare acoustique. Il reconnut instantanément la chanson qui avait bercé son enfance. Sa surprise grandit encore quand il entendit la femme fredonner les paroles d’une voix assurée et pénétrante. Et lui de se retrouver soudainement transporté vingt ans plus tôt, brutalement happé par ses souvenirs enfouis.
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Il sentit une digue qui lâchait au plus profond de lui. Sa carapace se fendit et l’émotion le submergea sans prévenir. Des larmes lui montèrent aux yeux, brouillant son regard et coulant sur ses joues. Ce n’était pas de la tristesse, c’était une avalanche de sentiments mélangés, ceux qu’il avait méthodiquement refoulés dans sa course effrénée.
Totalement désemparé, il fut attiré par la femme qui le regardait dans le rétroviseur central. Elle continuait à fredonner la chanson. Quelque chose se passa, indescriptible et silencieux, terriblement fort. Elle lui tendit un mouchoir, sans poser de question. Il l’accepta, sans donner de réponse. Plus rien d’autre n’existait à ce moment que le cocon de la voiture, cette bulle filant dans la nuit. Elle et lui, réunis dans un moment partagé.
7 décembre 2015